Depuis leur première apparition dans les religions assyriennes, les anges ont préoccupé les artistes. Leurs figures ont subi nombre de métamorphoses anatomiques selon les hiérarchies établies par les théologies. Une constante se maintient cependant : ils sont ailés et plutôt bienveillants. Si ceux que Bénie nous révèle sont fidèles à ces traits, ils se distinguent par une singularité qui touche au paradoxe de l’incarnation.
Comment des êtres supposés invisibles, éthérés peuvent-ils être représentés et s’incarner ? La peinture a essayé de résoudre ce problème par des couleurs froides osant parfois un peu d’incarnat ; ce sont les anges de l’imagerie sulpicienne ; l’iconographie new-age s’est évertuée à les rendre translucides ou vaporeux. Ou elle leur a donné une matérialité en les présentant en de très identifiables et chamarrés habits de cour et des ailes dont on pourrait compter chaque plume, ce sont ceux des maîtres flamands. Bénie se fait l’héritière de ces derniers ; elle donne à ses anges des couleurs terrestres et une pesanteur qui cependant ne les alourdit pas.
Observons ces anges de près, sans craindre de les effaroucher puisqu’ils nous sont bienveillants. Avec leur apparence quotidienne, presque tangible, celle des gens que nous pouvons rencontrer dans la rue, ils ne risquent pas de s’évanouir. Une technique sûre, un fin lissé, des dégradés subtils, des ombres discrètes à quoi s’ajoutent des cloisonnements précis, un respect rigoureux de la perspective, enfin un usage très réfléchi des coloris pourraient faire passer les tableaux de Bénie pour tout à fait classiques ; mais ce serait oublier la fantaisie qui les anime, et sous-jacente à celle-ci mais très sensible dans le mouvement et les vibrations des lignes, la joie de l’artiste à son ouvrage. Cette même joie s’exprime dans ce qui fait danser les anges et, sous leur regard, les couples.
Ainsi, en faisant échapper aux lois de la gravitation, la danse réunit anges et humains, et va jusqu’à faire entrer ces derniers dans la catégorie des premiers. Avec leurs pieds nus qui disent leur liberté autant que leur contact direct à la terre, avec leurs ailes multicolores de paradisiers, les anges de Bénie nous reportent au paradis terrestre, un paradis qui ne serait pas perdu parce que ses habitants aux couleurs de l’aujourd’hui sont nos proches, un paradis inverse où c’est Adam qui offre la pomme à Eve et dans lequel l’ange menaçant de la Genèse a abandonné son épée de feu pour rejoindre les couples qui dansent.
Dominique Pagnier